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Angélus versus Saporta, retour sur un procès très Vino Business

Attaquée pour diffamation, la journaliste Isabelle Saporta défend son travail d’enquête sur le Château Angélus devant la justice

Angélus versus Saporta, retour sur un procès très Vino Business

Angélus versus Saporta, retour sur un procès très Vino Business

Sorti du restaurant après un repas arrosé, lunettes de soleil rivées sur le nez, ce n’est pas avec une certaine fierté qu’Hubert de Boüard se rend au tribunal, remontant le boulevard du Palais, en tirant sa valise à roulettes. Il a choisi sa tenue avec soin. Il est avant tout un homme d’affaires avisé, vigneron quand cela l’arrange ; pas un paysan bouseux comme sont certains, mais un gentleman farmer. D’ailleurs cette veste en laine lui va si bien, "casual" avec élégance. Propriétaire d’Angélus, Hubert de Boüard n’est pas peu fier quand il pense au chemin parcouru. Ce procès contre la « nunuche » Isabelle Saporta, comme ses amis du monde du vin l’ont qualifiée, va être vite rondement mené. D’ailleurs Maître Jean-Yves Dupeux et les conseillers du cabinet d’avocats Lussan, un des meilleurs de Paris et l’un des plus chers, lui ont assuré que l’audience ne serait qu’une simple formalité. Sa réussite est reconnue et appréciée. Il ne lui reste plus aujourd’hui  qu’à faire disparaitre cette ombre au tableau. En effet en 2014, Isabelle Saporta dans un brulot, « Vino business », a remis violemment en cause son investissement à Saint-Emilion. Onze passages salissent son honneur. Aujourd’hui la justice tranchera en sa faveur, et la « nunuche » qui croyait se faire du sucre sur son dos, repartira dans les limbes d’où elle n’aurait jamais du sortir.

Vino Business chez Albin Michel

La vérité ne se suffit pas à elle même, seul le travail compte

Cela fait un mois qu’Isabelle Saporta prépare cette audience. Elle est une besogneuse. Si sa charge contre le maître de Saint-Emilion est violente, c’est que dix huit mois d’enquête lui ont permis de mettre à jour les jeux d’influence d’Hubert de Bouärd. Relire avec attention les onze passages visés par la procédure, s’assurer que les faits sont en sa faveur, qu’elle a bien les éléments pour étayer ses écrits, former l’avocat de l’éditeur Maître Christophe Bigot, aux arcanes complexes du monde du vin qui possèdent ses propres codes et un vocabulaire spécifique. L’audience est préparée dans les moindres détails. La vérité ne se suffit pas à elle même, seul le travail compte. Elle a acquis cette philosophie auprès de Jean-Pierre Coffe lorsqu’il officiait sur France Inter. Depuis, elle a fait son chemin, pourfendeuse de la malbouffe et de la dégénérescence du monde agricole. Prompte à se révolter contre l’injustice, elle est apparue sur la scène médiatique à la sortie de son livre « Le Livre  noir de l’agriculture » édité par Fayard en 2011. Ses chroniques régulières sur Europe 1 lui ont permis de gagner en audience et d’être reconnue dans les domaines de l’agriculture et de la consommation.

Le mépris à son encontre, dont fait preuve la partie civile, joue en sa faveur. Sous-estimé l’adversaire, c’est toujours avéré une erreur fatale.

Isabelle Saporta

Nous sommes le 9 juin 2016. Il est 14h. La 17ième chambre correctionnelle spécialisée en matière de presse et de diffamation accueille Hubert de Bouärd, le plaignant et Isabelle Saporta la journaliste, afin de juger la plainte pour diffamation que le propriétaire d’Angélus a déposée, il y a maintenant deux ans, juste après la sortie du livre « Vino Business ».
Des femmes leurs font face : la Présidente et ses assesseurs, la greffière ainsi que la Procureur.
Hubert de Bouärd sent que le vent est en train de tourner...
Premier déboire pour Hubert, sur les six témoins appelés à comparaitre seuls trois sont présents. Les absents - Marcel Guigal le dirigeant de l’empire E. Guigal, Jacques Bertrand vigneron beau-père de Géraldine Bertrand associée avec Emmanuelle Ponsan-Dantin dans une agence de communication, cette dernière étant la nouvelle femme d’Hubert de Boüard et Alain Naulet à la tête de la cave coopérative de Saint-Emilion dont le fils a un château suivi par Hubert de Boüard - auront peut être préférés ne pas soutenir cet ami devenu encombrant.

La juge se fait un malin plaisir à résumer le livre. Après avoir cité les onze passages de la discorde, étalés sur deux chapitres qui dressent un tableau bien noir d’Hubert de Boüard, les parties sont invitées à se présenter et à avancer leurs arguments.

Hubert de Bouärd joue la carte du vigneron, « chaque jour je suis dans ma vigne, dans mon chai. C’est mon sang ». Pourtant à la barre, on sent un homme de pouvoir. Les noms fusent pour bien prouver qu’il n’est pas n’importe qui. Et lorsque la juge lui demande de faire le point sur ses fonctions représentatives, l’image du vigneron besogneux ne tient plus. Hubert de Bouärd, s’il est propriétaire d’Angélus, possède des participations dans d’autres châteaux. Il est aussi, consultant (activité qu’il tente de minimiser) pour 60 domaines viticoles dont 10 classés ce qui en fait un des cinq grands winemaker de la place bordelaise aux côtés des Michel Rolland et Stéphane Derenoncourt. Mais il est aussi, ou fut, président ou vice président :
    - du Conseil des Vins de Saint-Emilion,
    - de l’Union des grands crus de Bordeaux,
    - de l’Association des grands crus classés,
    - du Conseil interprofessionnel des vins de Bordeaux,
    -  de la Fédération des grands crus de Bordeaux,
    - de la Jurade de Saint-Emilion,
    - et Grand Maitre du grand conseil des vins de Bordeaux.
Un homme infiniment politique donc...
Si cela ne se suffisait pas, il siège aussi au comité régional et au comité national de l’INAO - L’Institut national de l’origine et de la qualité. Anciennement Institut national des appellations d’origine,  c’est un organisme sous la tutelle du ministère de l’agriculture. Dans le cas présent il a eu en charge l’établissement du classement de Saint-Emilion qui vit Angélus arriver sur la plus haute marche du podium, devenant premier grand cru classé A en 2012. Quand la juge s’étonne de ses multiples casquettes, le propriétaire d’Angélus souligne que son engagement ne l’a été que pour le bien collectif.
A son tour Isabelle Saporta explique que « l’enquête fut longue et difficile. C’est un milieu fermé, surtout celui des grands crus » aux méthodes peu orthodoxes comme les invitations aux primeurs utilisées comme moyen de pression sur les journalistes. Le cas de Jacques Dupont, journaliste pour l’hebdomadaire Le Point, est brièvement abordé. Le journaliste réputé, suite à des notes de dégustation pas forcément flatteuses, avait été « puni » par Hubert de Boüard qui par mesure de rétorsion lui a refusé l’accès aux primeurs du Château.

Au fur et à mesure des échanges, les enjeux se formalisent autour de deux questions :
    - Quelle pertinence des critères retenus quand la notoriété influe plus que le gustatif ?
    - Existe-t-il un conflit d’intérêt lors de la validation du classement ?

Deux éléments viennent troubler la virginité du plaignant :
1) un compte rendu d’une réunion de la commission en charge d’établir le classement en date du 23 mai 2011 alors que cette commission sera officiellement nommée le 16 juin, et 2) la participation ou pas d’Hubert de Boüard aux votes lors des séances du comité national de l’INAO pour les questions relatives à Saint-Emilion, autrement dit "était-il à la fois juge et partie lors de ces votes ?"

Le premier témoin appelé à la barre est Jacques Berthomeau. Cet ancien directeur de cabinet ministériel, bloggeur compulsif qui a travaillé auprès de Michel Rocard se présente comme un « témoin privilégié de la vie de l’INAO ». Ses détracteurs disent de lui que si l’ego était une énergie fossile, Jacques Berthomeau en serait une source inépuisable. Quoiqu’il en soit il a des mots sévères pour cet organisme censé défendre la qualité et donc le consommateur : « le comité national est un club, on se connait, on se fréquente en famille ». « L’INAO n’est qu’une chambre d’enregistrement, les décisions se prennent ailleurs ».
Cette déclaration fait bondir la juge, « mais où se prennent-elles dans ce cas ? ».
- « Comme souvent savent faire les hommes... Je ne suis plus fonctionnaire mais j’ai toujours mon devoir de réserve », répond en demi-teinte l’ancien fonctionnaire rocardien. Jacques Berthomeau qui a toujours revendiqué sa qualité d’électron libre en fait aujourd’hui la preuve. Il va même porter le coup de grâce quand on lui rétorque que le comité est constitué de 60 membres, nombre suffisant pour assurer une indépendance. Il répond tel un professeur s’adressant à un de ses jeunes élèves brillants : « Oui Madame La Présidente, mais il y a toujours des dominants. (...). Rien n'empêche les dominants de relire, d’annoter. Les connexions existent et font partie du jeu. Mais aujourd’hui les enjeux financiers sont tels que cette co-gestion de l’appellation producteurs/institution publique s’emballe ».

Les deux autres témoins cités par la partie civile viendront de façon presque candide confirmer cet entre-soi. Tout d’abord Robert Tinlot, de la Commission de classement des Grands crus classés de Saint-Emilion et ancien directeur de l’OIV (Organisation internationale de la vigne et du vin). Si au départ il défend l’intégrité de l’INAO, très vite on se rend compte que les qualités du vin ont peu d’importance dans le classement. Ce qui compte est l’intérêt économique, les marchés à l’export. Pour lui c’est une évidence, « on classe des entreprises et non des vins ». Mais surtout suite à la pantalonnade du précédent classement « il ne faut pas ternir cette image (l’image de Saint-Emilion) ». Au final, il reconnait des conflits d’intérêts, qu’il appelle pudiquement « intérêts croisés ».
A son tour, s’avance Christian Paly, Président du Comité National des AOC vins de l’INAO. Son témoignage va tourner à la caricature du fonctionnement de cette institution. L’amusement gagne en effet la salle lorsque la juge relève ses incohérences, tentant de couvrir le propriétaire d’Angélus. À la question de savoir si cela ne le dérange pas que son fils fasse un stage à Angélus, il n’y voit rien à redire : il fait comme des millions de français, il pistonne son fils. Rien d’anormal pour lui. Il est presque surpris qu’on lui en fasse la remarque et n’y voit aucun conflit d’intérêts. L’INAO fonctionne de cette façon depuis sa création.

Saint Emilion ©Ludovic Le Guyader
Saint Emilion ©Ludovic Le Guyader

Les deux autres témoins sont des producteurs déclassés. Dans une affaire en diffamation, on a le droit de lever le secret de l’instruction touchant d’autres affaires. On apprend ainsi qu’Hubert de Bouärd est poursuivi au pénal pour prise illégale d’intérêt qui selon l’enquête préliminaire est confirmée. Cerise sur le gâteau, la responsable juridique de l’INAO ayant traité le recours de Jean-Noël Boidron du Château Corbin-Michotte, déclassé, n’est autre que la femme de Stéphane Fouks Président d’Havas, roi des réseaux et conseiller en communication d’Angélus. La boucle est bouclée !

L’avocat d’Hubert de Boüard traite Isabelle Saporta et ses témoins par le mépris. Mal lui en a pris, car ne s’attachant qu’à la forme il en a oublié de traiter le fond alors que le tribunal essaye de comprendre la nature du classement, son incidence et si il y a eu conflit d’intérêts ou pas. A l’inverse de la partie civile, l’avocat de la défense connait l’ensemble des pièces sur le bout des doigts. Il apporte éclaircissement à la Présidente, sort la bonne pièce au bon moment pour confirmer ou infirmer un élément. Petit à petit au cours de la journée, se contentant de traiter du fond, il devient le seul interlocuteur crédible auprès du tribunal.

Une affaire qui met à jour les réseaux d’influence qui ont cours à Bordeaux et peut être dans les autres régions de France. Après une audience marathon de sept heures, Isabelle Saporta résume ces passes d’armes dans la salle du prétoire par une formule lapidaire : « C’est la France de l’entre-soi, du renvoi d’ascenseur. La France rance. La France dont on ne veut pas ».

Rendu du jugement le 22 septembre 2016 !
Mais une chose est certaine, à l’issue de ce procès, provoqué par un notable du vino business, l’éthique professionnelle relève de la piquette. Des réformes s’imposent, à commencer par le nettoyage de ces écuries d’Augias que sont l’INAO. Tout comme la nécessité d’une réforme des classements aux critères aberrants dont celui de Saint-Emilion est exemplaire par son absurdité et son opacité. Opacité des critères d’attribution qui peut détruire des hommes comme Hubert Boidron de Corbin-Michotte dont le château fut déclassé ou qui peut en enrichir d’autres, par valorisation du foncier, comme le propriétaire d’Angélus, Hubert de Boüard.


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