Il est difficile de présenter succinctement un vigneron tel que Jean-Michel Deiss. En effet un ou deux hommes uniquement, de cette dimension apparaissent à chaque génération. La richesse de sa pensée et l’énergie de son engagement mériteraient qu’on lui consacre un livre ; un article quelque soit sa longueur ne saurait lui rendre l’hommage qu’il mérite.
L’année deux mille seize est une année noire pour la viticulture française. Certaines régions de production sont lourdement touchées. Tout d’abord ce fut un gel tardif à l’ouverture des bourgeons et ensuite de nombreux épisodes de grêles qui se sont relevés dévastateurs pour une partie des appellations. Si l’Alsace a pour l’instant échappé au pire, les pluies abondantes ne facilitent pas les choses : les précipitations d’un mois sont égales à l’ensemble de l’année écoulée. Entre chaque épisode orageux, il faut être dans les vignes pour traiter. C’est dans ce contexte tendu où la pression est forte que Jean-Michel Deiss a accepté de nous recevoir.
En ce matin de mai, à peine descendus du train, c’est une voiture boueuse qui vient nous chercher ; Jean-Michel Deiss au volant, le bob rouge vissé sur le crâne. Il est debout depuis l’aube, à traiter la vigne avant de venir nous prendre à la gare. Une première entrée en matière pour montrer que l’ensemble des salariés de l’exploitation est sur le pont, lui le premier. Son mode de management est simple : l’exemplarité. Si comme il le souligne « ils sont perdus sans moi, mais je ne suis rien sans eux », il a conscience qu’il n’a pas les moyens de les rémunérer à la hauteur de leur engagement. C’est le sens au travail qui permet aux gens de se fédérer autour de ce vigneron hors norme ; véritable chef d’entreprise, car le domaine Marcel Deiss fait travailler 18 personnes.
Pourtant rien ne destinait ce petit fils de cafetier à remettre en cause l’aberration que sont les pratiques modernes de la viticulture alsacienne. En effet, aujourd’hui, le vignoble ne reflète en rien les mille ans d’excellence alsacienne. Sous l’impulsion du négoce à la fin des années 70, l’Alsace a renié son passé viticole pour se lancer dans la folie du mono cépage. On arrache à tout va et on plante des clones fournis par l’INRA de Colmar.
Les Deiss, d’abord famille de vignerons, seront un temps à la tête d’un restaurant dont la vigne n’est plus qu’un complément de revenus. Véritable « capitaine d’industrie », la grand-mère tient à bout de bras un hôtel, un restaurant, une ginguette, une station service et des vignes apportées et gérées par le mari, Marcel Deiss. De cette époque ne reste plus aujourd’hui que l’ancien bâtiment du restaurant devenu aujourd’hui maison familiale et les vignes reprises par le fils André.
Jean-Michel rejoint le domaine à l’âge de 21 ans. Le jeune homme rêve de faire un grand vin alors que son père « essaye d’être dans la convention, d’être socialement bien, d’être respectueux des règles » comme le souligne Jean-Michel. Mais, soixante-huit est passée par là et les rapports deviennent vite conflictuels entre père et fils. Le fils se voit confier les tâches les plus dures du domaine dont les livraisons car le père, âgé de cinquante ans, ne peut plus les assurer. Livraisons dont il garde un souvenir amer : « ce mépris incroyable des cafetiers véreux qui peinaient à payer la livraison d’il y a trois mois et qui étaient déjà bue depuis longtemps entourés de poivrots gueulards, vulgaires et sales ». Durant cette période difficile, il commence à ressentir cette envie irrépressible de faire un grand vin et à conceptualiser les moyens d’y arriver.
Un jour, son père est dans l’incapacité de quitter son lit. Ainsi, à vingt-quatre ans, Jean-Michel Deiss se retrouve à la tête du domaine, « à la tête d’un projet qui n’est pas le mien ». Il n’hésite pas et se lance. Faire un grand vin. Une idée qu’il a murement réfléchi pendant cinq ans « je me suis dis que j’allais faire un grand vin. Que j’allais demander le prix de mon travail. Si je réussis, c’est bien. Si je ne réussis pas, j’irai à la coopérative ». Il ne peut s’imaginer continuer cette activité de livraison, à pleurer pour un paiement et préfère se concentrer sur ce qu’il sait faire. Comme il le souligne « j’ai investi dans ce que je sais faire de mieux : piocher, tailler, avoir une relation intime avec la plante. Etre un jardinier. Et pour cela nul besoin de technologie, ni de pesticide. Le jardinier est là du matin au soir, avec sa binette et son arrosoir et la biodiversité est son meilleur atout. »
Deux événements majeurs viendront récompenser son travail et lui donner un magnifique coup d’accélérateur. Tout d’abord des millésimes exceptionnels en 1985, 87, 88, 89, 90. Les trois derniers sont des grands millésimes. Les raisins sont mûrs et le vin, le reflet de son terroir. Pour les parcelles situées à Burg, ses clients trouvent le vin excellent mais ne reconnaissent pas le riesling. Il finit donc par enlever la mention du cépage. « Tu as toujours du Riesling dans la bouteille mais tu as écrit Burg en gros, le terroir dont il est issu. ».
Le second événement, qui le marquera à tout jamais, est de se retrouver auprès de Marcel Preiss, le plus grand négociant alsacien, allongé sur son lit de mort. Il est présent dans cette pièce à la demande de Jean Hugel qui a fait de Jean-Michel son protégé. Marcel Preiss ouvre un oeil et dit « c’est lui qui va le faire - Et c’est moi qui vais faire ça. J’ai vingt-quatre ans, je ne sais pas ce que cela représente. » se rappelle-t-il encore avec émotion.
Il récupère ainsi huit hectares, comprenant une véritable pépite : le Schœnenbourg, un coteau qui domine le village de Riquewihr. Ici la vigne pousse sur un sous sol de gypse ; le vin est sulfité par le lieu. Ainsi pendant mille ans les vins de Schœnenbourg seront des vins pouvant être transportés mais aussi des vins de garde. De plus, cet hectare de vigne a aussi la particularité d’avoir échappé à l’arrachage et d’être toujours complanté.
Après ces expériences des trois grands millésimes, les millésimes suivants seront moins bons. Pour Jean-Michel, la dynamique est lancée. Il profite de cette récente notoriété, s’accroche « J’engage des gens. On pioche. On laboure tout. On complante. On est très ambitieux. » Le clone de Riesling imposé par l’INRA de Colmar est fragile et les pertes annuelles élevées : 7% de mortalité. Il prend donc l’habitude de planter d’autres cépages pour remplacer les manquants ; petit à petit toutes les parcelles seront complantées.
La qualité objective du vin
Jean-Michel résume son travail en quelques mots « notre métier est de dépasser ce miroitement aromatique d’un fruit immature (...) pour aller dans la vraie dimension profonde du fruit. A Altenberg, j’ai fait une viticulture très serrée, 10 000 pieds à l’hectare. Les Cisterciens auraient fait une vigne à 75 000 pieds à l’hectare. La moyenne en Alsace est de 4 000 pieds. » Et parfois son discours tient plus de la spiritualité que du vigneron - « J’interdis à ma vigne d’être dans la partie superficielle des trente centimètres. Je l’oblige à descendre à cinquante mètres. A cette profondeur, c’est difficile. C’est une prison. Auparavant on appelait ça la règle. Etre dans la règle. S’astreindre du monde. Sortir du siècle. S’enfermer dans le carmel. Le prologue de la loi de 1936 sur les appellations contrôlées écrit par le Baron Le Leroy est un texte cistercien. Il aurait pu être écrit par Bernard de Clairvaux, le promoteur de l’ordre. (...) Le paysan fonctionne avec le ciel et les nuages qui passent. Il fabrique de la matière verte. Le vigneron fabrique de la reproduction. C’est un autre métier. Moi, je ne vends pas des feuilles. »
Ainsi l’indice de matière sèche, ce qui reste après déshydrations, dans sa bouteille devient son indicateur de référence. Plus le poids de matière sèche est élevé, plus la complexité est présente et plus on s’approche d’un grand vin. Et de préciser « L’extrait réduit est la minéralité, c’est la puissance de salivation. (...) Ce n’est pas très difficile d’avoir une définition objective de la qualité dans le vin : on prend l’extrait sec réduit et la question est réglée. »
Cette approche demande d’abandonner les vieux réflexes de la dégustation descriptive qui s’appuie sur des sensations aromatiques. En effet, la perception des arômes est liée à l’histoire individuelle du dégustateur et ne correspond pas à un référentiel partagé. Madame Michu se retrouve ainsi devant un élitisme outrancier lorsqu’elle est confrontée au vin face aux experts-dégustateurs.
Pour éviter à tout prix cette fracture entre, ce produit civilisationnel qu’est le vin et nous, en tant que simple consommateur, Jean-Michel milite pour une approche différente de la dégustation ; une dégustation dont la description repose sur des sensations tactiles : rugosité, sécheresse, onctuosité etc... L’avantage de ce modèle est que ce référentiel est partagé de tous. Il va plus loin en y associant les qualités intrinsèques du terroir : la dégustation géo sensorielle sur laquelle nous reviendrons sur Ideemiam lors d’un article spécifique.
Quels accords met/vin du Domaine Marcel Deiss ?
Il est temps de confronter les vins à la gastronomie française ; à grand vin, grande table. Ce 18 mai 2016, Julien Binz, restaurateur à Ammerscwihr se tente au difficile accord met/vin du domaine Marcel Deiss.
Langhenberg 2009 servi en entrée avec des langoustines rôties accompagnées d’un tartare de légumes. Vignes complantées sur un terroir granitique. Fraicheur, minéralité et arômes floraux assurent un mariage réussi. Le vin est totalement complémentaire au plat : les arômes floraux rehaussent la galette de sésame noir, la fraicheur se marie avec exactitude aux légumes alors que la minéralité transcende le soyeux de la chaire de la langoustine.
Rotenberg 2005 servi avec un médaillon de homard, accompagné de ravioles d’épinard dans un bouillon de gruyère. L’équilibre des saveurs du plat frôle la ligne rouge. Les lipides toastés apportés par le bouillon ne se marient pas forcément avec la délicatesse du homard cuit à la perfection et les épinards. Le liant sera donc recherché du côté vin. Le Rotenberg se montre digne de ce mariage difficile mais on sent pourtant que le Schoffweg dégusté ensuite se serait trouvé plus à l’aise dans ce méli-mélo gustatif, arrivant à créer l’harmonie entre les différentes saveurs du plat.
Schoffweg 2007 servi avec un filet de bar et pointes d’asperges, le tout lié par une réduction à l’orange et au poivre de Timut. Le mariage poivre de Timut et asperges est un appariement très intéressant. Le Schoffweg se plait avec un plat de poisson mais on sent qu’il a besoin de crème pour le porter encore plus loin. Servi avec le plat précédent, il aurait révélé un meilleur potentiel.
Altenberg 2008 servi en dessert avec un sablé épicé, des gariguettes et une crème de citron. L’Altenberg est d’une telle complexité qu’il se suffit à lui même et domine le dessert. Pourtant le mariage avec la crème au citron s’avère redoutable de gourmandise.
Ce repas confirme la vison que Jean-Michel a des grands crus d’Alsace : des vins qui n’ont pas à avoir honte de figurer à la carte des grandes tables de la gastronomie.
Mais pour cela les producteurs doivent remettre en cause leur modèle viticole basé sur un mono cépage flatteur mais tristement réducteur des potentialités du terroir alsacien. Jean-Michel est d’un loin d’être un hurluberlu comme certains ont essayé de le qualifier. Il a eu pour lui la chance de pouvoir travailler à une époque où beaucoup de clients lui ont fait confiance ce qui l’a conforté dans la voie qu’il a suivi : produire un grand vin !
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